i. Depuis plusieurs années, l'histoire locale a repris faveur en France. Nous ne parlons pas seulement de nos villes, mais encore de nos villages, sur lesquels on publie chaque jour de nombreux travaux historiques. Mais, à côté de faits plus ou moins dignes d'intérêt qui rappellent ces localités, leurs noms, dont on. s'est peu occupé jusqu'ici, incompris ou mal interprétés, sont généralement restés pour nous de véritables énigmes; et cependant, de l'étude de ces noms, de leur signification peut naître une foule d'enseignements sur l'origine de ces établissements, sur les circonstances qui ont accompagné leur fondation, ainsi que sur l'ancien état topographique du pays *. L'étymologie, qui doit servir de guide dans des recherches de ce genre, est une science, si l'on peut s'exprimer ainsi, souvent abstraite et parfois même conjecturale. Appliquée surtout aux noms de lieu, qui à travers les âges se sont tant altérés, elle offre encore plus d'obscurités et d'incertitudes : c'est ce qui explique le peu d'attraits qu'ont eu les études étymologiques pour les esprits sérieux et le discrédit où elles sont tombées, souvent à cause de l'excentricité d'idées de leurs auteurs. Nous ne dirons pas, avec un certain écrivain du siècle dernier, qu'après les médecins et les théologiens, les étymologistes sont de tous les savants ceux qui s'accordent le plus difficilement entre eux; mais nous conviendrons que la plupart de ceux qui se sont occupés des origines de notre langue se sont aliéné souvent la confiance de leurs lecteurs par des opinions aussi ridicules que spécieuses. Les partisans déclarés du celtique n'ont vu que du gaulois dans tous les mots dont l'origine, plus ou moins obscure, les embarrassait. Ils mettaient trop facilement en pratique cette maxime de Champollion-Figeac : Toutes les fois que l'esprit de recherches se dirigera sur la langue de la grande nation, le celtique sera le point de départ et attirera les premiers soins. Des études de ce genre ont déjà été faitas en Beigique par MM. WiIIems, De Sinet, Kregiinger et Chotin, sur ies noms des provinces d Anvers, des deux Fiandres, du Hainaut et du iirabant. En AIIemagne, M. Forstemann vient de pubiier un dictionnaire étymoiogique des anciens noms de iieu germaniques, intituié: AUdeutieius namenbuch. D'un autre côté, le célèbre philologue Le Brigant, dans son engouement pour cette même langue, n'a-t-il pas pris pour devise : Celticâ negatâ negatur orbis? Et Bullet, dans ses Mémoires sur la langue celtique, n'a-t-il pas été jusqu'à donner une origine gauloise à des noms qui dérivaient directement du latin ou du roman? Ainsi, les noms si compréhensibles des villages de La Comté Comitatus, La Couture Cultura, Le Warde Custo- dia, devraient se traduire, selon lui, le premier par Cont, confluent, le second par coupure de rivière Coultr-we, le troisième par habitation près des marais Luh-war-da. Quant un auteur aussi érudit que Bullet a pu commettre de pareilles méprises, que devait-on attendre de ceux qui, après lui, se sont livrés à la recherche des ély- mologies celtiques? qu'ils l'auraient surpassé sans doute dans leur folles conceptions. En effet, ignoraient-ils où s'était accompli autrefois tel ou tel événement? Avaient-ils besoin d'assigner une place à quelque fait historique des temps les plus reculés ? aussitôt ils s'emparaient d'un nom de ville ou de village et si, à force de le torturer, ils parvenaient à le faire ressembler à un mot celtique qui se prêtât un peu au sens qu'ils demandaient, c'était à cet endroit là qu'ils plaçaient le théâtre de l'événement. Ainsi, d'après une ancienne chronique, une bataille terrible aurait eu lieu avant l'arrivée des Romains dans les Gaules entre les Atrebates et les Ménapiens, quand ceux-ci, chassés des bords du Rhin par les Usipètes et les Teuchtères, se virent obligés de conquérir une nouvelle patrie dans le Tournaisis et la châtellenie de Lille. La chronique ajoute que cette sanglante affaire se passa sur l'extrême frontière des Atrebates : c'était assez pour qu'on en marquât de suite la place et qu'on désignât pour cela quatre villages contigus, Herlies, Illies, Marquillies et Lorgies, par la raison qu'en celtique le premier de ces noms signifie champ de bataille, le second champ du malheur, le troisième bornes du champ du malheur, et le quatrième enfin, qui n'est pas le moins curieux, détruit et mis dans les fers. Sans nous arrêter ici à discuter de pareilles étymologies, disons seulement qu'avant de les produire, on devrait se rappeler qu'en général les noms des localités ne viennent pas des événements qui s'y sont passés : qu'une bataille ait eu lieu dans un endroit quelconque, s'ensuit-il que cet endroit ait changé de nom? C'est précisément l'inverse que l'on voit toujours, c'est le fait qui emprunte le nom du lieu; Marengo, Austerlitz, Waterlo sont des villages qui ont donné leur nom aux scènes sanglantes dont ils ont été les témoins. Ceux qui puisent si largement aux sources du celtique oublient sans doute que cette langue, que parlaient nos pères il y a deux mille ans, ne possédait pas plus de mots qu'il n'en fallait pour répondre aux besoins d'un peuple barbare et à moitié sauvage. D'un autre côté, comment admettre si facilement pour celtiques cette foule de mots qu'on qualifie de ce nom, quand il est constant que cette langue ne nous a laissé aucun monument écrit, et que les Druides, la seule classe lettrée du peuple dont nous parlons, n'écrivaient pas, et ne se servaient que de la parole pour enseigner la religion à leurs adeptes? jusqu'à quel point l'élément celtique s'est introduit dans nos mots, il n'y aurait rien de mieux à faire que de suivre la règle tracée à ce sujet par M. De Chevalet dans son ouvrage sur l'Origine et la formation de la langue française. Cette règle consiste à n'admettre comme celtiques que les mots donnés pour tels par un auteur ancien, et ceux qui ne se trouvant, ni dans le latin, ni dans trois idiomes germaniques, ont été conservés au moins dans deux idiomes néo-celtiques. On sait que ces idiomes néo-celtiques sont au nombre de quatre, le gallois, le breton, l'écossais et l'irlandais. On les considère comme des dérivés, plus ou moins altérés sans doute, d'une langue primitive, qui ne saurait être autre que celle des Gaulois. Ainsi, Dun, qui est entré dans la composition de beaucoup de noms de lieu, est un ancien mot, que l'on peut dire d'origine celtique, signifiant hauteur, élévation ; car, on le retrouve avec le même sens dans le gallois et l'écossais Dun, dans l'irlandais Dun, Din, et dans le breton Tun. Faute d'avoir recours à ce moyen de contrôle, dit M. De Chevalet, on courrait risque de prendre pour celtiques des mots défigurés, fournis anciennement aux idiômes néoceltiques, soit par le latin, soit par la langue germanique, ou bien encore des mots postérieurement communiqués à ces idiômes par l'anglais et le français. Ce que nous venons de dire au sujet du celtique pourrait s'appliquer également au latin, qui est une langue aussi généralement connue que l'autre l'est peu : les erreurs commises par la celtomanie des uns, d'autres les ont renouvelées pour le latin avec lequel ils avaient la prétention de tout expliquer. Nous nous rappelons avoir lu dans un journal helvétique une anecdote assez piquante sur un savant du siècle dernier, un docteur de Sorbonne, qui passait pour un grand latiniste. Dans un voyage qu'il faisait en Suisse et en Savoie, il s'arrêtait à chaque endroit pour faire ses remarques et prendre des notes. Arrivé à Vetrax, le nom de ce village le frappa, et il écrivit sur son album : Vetrax, de Vetera castra : une forteresse romaine doit avoir existé en ce lieu. Plus loin, à Chamouny, il ajouta Chamouny, Campus munilus, camp fortifié, et il allait faire là-dessus une très belle dissertation, quand un paysan lui apprit que Chan meuni signifiait en patois genevois champ du meunier, et que le nom de ce viilage lui venait de ce que ses premières maisons avaient été construites sur les anciennes possessions d'un meunier. Il faut avouer que l'origine donnée par le paysan savoyard valait bien celle du docteur de Sorbonne. Quand on se livre à l'étude des étymologies du genre de celles qui nous occupent ici, il ne suffit pas de se mettre en garde contre des idées pUis ou moins sérieuses reproduites d'auteurs anciens; un autre écueil est encore à éviter, c'est l'entraînement qui nous pousse souvent vers tout ce qui frappe et séduit notre imagination ; nous voulons parler de ces traditions populaires, espèce de contes bleus qui ont cours dans tout pays, et qui feraient de nos origines locales rassemblées le roman le plus burlesque du inonde. Ici, c'est une ville qui doit son nom à l'apparition d'un monstre marin sur ses rives, alors que la mer s'avançait jusque-là. Ce monstre n'avait qu'un œil : on disait de ce cyclope, Monstrat oculum, de là le nom de Montreuil-sur- Mer. Là, c'en est une autre, autrefois voisine d'une forêt infestée de brigands. On ne pouvait y arriver qu'en courant les plus grands dangers. Y parvenait-on sain et sauf qu'en signe de joie on battait des paumes, c'est-à-dire des mains? De là Bapalmœ, Bapaume. En voici encore une autre qu'on nommait dans l'antiquité La Haute Ville, mais que des malheurs de toutes sortes ont tellement fait déchoir de son ancienne splendeur qu'on l'a appelée ensuite L'abaissée, puis La Bassée. Ces récits incroyables, ces fables n'ont pas été imaginés seulement pour nos villes, mais bien'encore pour de simples villages, qui ne se doutaient nullement de l'espèce de renommée qu'on voulait attacher à leur origine. Ainsi, Crèvecœur, dans le Cambrésis, devrait son nom au crève- cœur ou au dépit que dût éprouver Jules César d'avoir été là battu par les Belges en voulant traverser l'Escaut. Caestre, dans la Flandre française, devrait le sien à trois jeunes filles d'un roi d'Angleterre, surnommées les Trois Chastes, Castœtres, les trois Vierges, qui furent assassinées en ce lieu dans un pèlerinage qu'elles faisaient à Rome ; et Marœuil, près d'Arras, qui serait le nom corrompu de mal d'œil, à cause des nombreux miracles qu'y aurait fait sainte Bertille pour la guérison des maux d'yeux! et Journy, près d'Ardres, pour Journuit (sommeil du jour}, qui rappellerait la vision qu'eut là saint Omer en se reposant un jour au pied d'un arbre! et Wimille, dans le Boulonnais, qui indiquerait le nombre de morts (huit mille) dans une sanglante bataille dont cet endroit aurait été le théâtre en 881, lors de l'invasion des Normands!.... On n'en finirait pas si l'on voulait citer tous les noms de lieu qui ont donné naissance à des absurdités du même genre. Ce que nous venons de dire suffira pour faire voir les abus qu'on faisait autrefois de l'étymologie, et que l'ignorance transmettait d'âge en âge, par amour sans doute du merveilleux, mais aux dépens de la vérité, du bon sens et de la raison. II. La première condition qui, selon nous, est nécessaire quand on se livre à l'étude des noms de lieu, c'est de rechercher les changements que le temps a pu leur faire subir, et pour cela de se reporter à leurs anciennes formes, c'est-à-dire, à la façon dont on les écrivait autrefois dans les titres du moyen-âge. Ces titres sont les chartes de nos rois ou de nos communes, les pouillés de nos diocèses, les cartulaires de nos églises ou de nos abbayes, et autres documents de même nature, qui par la source dont ils émanent font supposer exactes les indications topographiques qu'ils renferment. La faute commise par la plupart des étymologistes, c'est d'avoir négligé ce point capital et de s'être contentés de juger les noms d'après ce qu'ils sont aujourd'hui plutôt que d'après ce qu'ils étaient autrefois. Il suffit souvent du changement ou de la simple transposition d'une lettre dans un mot pour en détruire le sens. Ainsi, le nom ac- tuel de la ville d'Arleux n'a plus de signification : quand anciennement on disait Alleux, Allodium, il voulait dire terre franche et libre de toutes redevances. La substitution de \'r à Vï lui a valu son non-sens d'aujourd'hui. Si nous passons de l'examen des noms simples à celui des noms composés, nous trouvons ceux-ci encore plus défigurés que les autres : cela se conçoit facilement. Plus un mot est long à prononcer, plus l'abréviation s'acharne à lui retrancher des lettres et même des syllabes entières. Citons pour exemples des noms pris au hazard: Grévillers, Bienvillers, Graincourt, Vraucourt, Liencourt On pourrait se demander ce que signifient les préfixes de ces noms, s'il n'existait d'anciennes chartes latines pour nous en révéler le sens. En effet, Grévillers y est appelé Gra- tianimllare, Bienvillers Vivianivillare, GraincourtGrani curtis, Vraucourt Vari curtis, Liencourt Leonii curtis. Les monosyllabes Gré, Bien, Grain, Vrau, Lien, sont les syncopes des noms de Gratianus, Vivianus, Granus, Varus, Leonins; comme Au dans Autun Augustodunum, Cher dans Cherbourg Cœsaris burgus, Gré dans Grenoble Gratianopolis, sont les noms contractés d'Auguste, César et Gratien. Les noms d'origine germanique généralement composés de plus de lettres que les noms latins ont subi des réductions proportionnelles à ceux-ci. Ainsi, on écrit aujourd'hui Dringham, Uxem, Ochtezeele, Verlinctun, quand on devrait écrire comme autrefois, et pour se conformer au sens des mots, Dagmaringham, Ukeshem, Ochtingesele, Diorwaldingatun. |