Les linguistes avancent le VIIIe
siècle comme la date (théorique) indiquant le passage du latin au roman,
mais il ne s'agit là que d'une moyenne. La langue latine, avec ses diverses
composantes, n'a pas changé partout au même moment. Ces importantes
transformations se sont étendues, selon les régions, de la fin de l'Empire
romain jusqu'à la première moitié du IXe
siècle. On peut considérer que les locuteurs du nord de la Gaule ont pris
conscience de la coexistence de deux entités distinctes: le latin et les
parlers vernaculaires courants, les langues d'oïl, un terme inventé par
l'écrivain florentin Dante qui, dans De vulgari eloquentia
(1303-1304), classa les langues romanes d'après la façon de dire «oui» dans
chacune d'entre elles: la langue d'oïl (le françois»), la langue
d'oc (l'occitan) et la langue de si (l'italien).
On employait au singulier «langue d'oïl», car, à cette époque (IXe - XIIe siècles), il s'agissait davantage de variétés linguistiques mutuellement compréhensibles que de langues distinctes. Durant tout le Moyen Âge, le mot «dialecte» ne fut jamais employé, seul le terme «patois» est attesté pour désigner un «parler incompréhensible» ou un comportement jugé grossier. Ce sens péjoratif est resté encore aujourd'hui pour désigner une «langue» hiérarchiquement inférieure. 1 La suprématie franque et la germanisation du roman rustique
1.1 La langue franque Le nombre réduit des Francs (environ 5 %) par rapport à
la population gallo-romane leur interdit d'imposer leur langue à tout le
pays. Après une période de bilinguisme germano-latin, la plupart des colons
francs se latinisèrent, mais pas l'aristocratie franque qui continua
d'employer sa langue. Quant à de nombreux notables gallo-romans, ils
apprirent la langue franque (ou francique) afin de communiquer avec les
communautés franques installées dans le Nord-Est demeuré germanophone.
Dans l'ensemble du pays franc, les Francs romanisés avaient délaissé leur langue dès le VIIIe siècle, tandis que l'aristocratie se vit dans l'obligation d'envoyer ses enfants à l'extérieur du pays pour leur faire apprendre la langue franque, qui n'était plus la lingua franca (au sens de «langue véhiculaire»). Néanmoins, le francique des Francs a laissé des vestiges linguistiques dans la France d'aujourd'hui. Le francique mosellan (ou francique lorrain) fait partie des parlers franciques de l’Ouest et est parlé aujourd'hui par environ 400 000 locuteurs dans le département de la Moselle (no 57), notamment dans la région de Thionville. Quatre formes de francique sont parlées en Moselle: le francique mosellan (dans le pays de Nied); le francique rhénan (du bassin houiller jusqu'à l'Alsace); le francique ripuaire; le francique luxembourgeois (dans le pays thionvillois). N'oublions pas que cette région est coupée en deux par la frontière linguistique séparant les langues romanes et germaniques. Le francique lorrain ou francique de Lorraine demeure donc une sorte de reliquat des Francs qui ont fondé la France. Si la plupart des Francs ont perdu leur langue dès le VIIIe siècle, ils ont en même temps exercé une influence profonde sur la langue rustique des populations locales, et par conséquent, au français, en particulier dans le nord du pays franc. 1.2 La germanisation du roman rustique La population gallo-romane (autochtone) parlait ce qu'on appelait à l'époque la «lingua romana rustica», c'est-à-dire la langue romane rustique, encore perçue dans la conscience populaire comme du «latin», un latin dit «vulgaire» (de vulgus : qui signifiait «peuple») bien différent de celui des siècles précédents. Affranchie de toute contrainte, favorisée par le morcellement féodal et soumise au jeu variable des lois phonétiques et sociales, cette langue romane dite rustique se développa spontanément sur son vaste territoire. Elle prit, selon les régions, des formes les plus variées. C'est ainsi que sortit du sol de l'ancienne Gaule romaine toute une floraison de parlers régionaux, subdivisés en dialectes (ou patois). Pendant que le latin écrit restait intact, les langues néo-latines, qui allaient devenir le français, l'occitan, l'italien, l'espagnol, etc., se transformèrent lentement. C'est en ce sens qu'on emploie aujourd'hui l'expression «langues romanes»: issues du latin, elles se sont modifiées en passant par le roman. Elles se sont distinguées de plus en plus pour devenir distinctes (français, espagnol, italien, etc.) tout en conservant de nombreux éléments communs. Mais quelque 400 à 500 ans sépareront le latin populaire du IVe siècle du premier texte français (IXe siècle) et encore davantage pour l'espagnol et l'italien. On peut consulter, d'une part, un tableau montrant une typologie historique des langues romanes, d'autre part, une carte des langues romanes. Dans le pays de Clovis, qui deviendra la France, la langue française n'existait pas encore. Elle ne sera attestée qu'au IXe siècle et portait alors le nom de «langue rustique». C'est ainsi qu'elle était appelée lors du Concile de Tours en 813 qui la plaçait sur le même pied que la langue tudesque (theotisca) ou germanique. Mais la cohabitation linguistique du francique et du roman rustique entraîna de profonds bouleversements linguistiques. Ces changements sont d'ordre phonétique, morphologique, syntaxique et lexical. De fait, les Francs donnèrent au roman rustique de nouvelles tendances phonétiques en raison de leur accent nordique et de leur système vocalique («voyelles») dans lequel les voyelles longues s'opposaient aux brèves; cela portait les Francs à prononcer les voyelles romanes beaucoup plus fortement que ne le faisaient les populations autochtones. Celles-ci se hâtèrent d'adopter les nouvelles prononciations qui étaient socialement très valorisées. Les phonèmes prononcés à la franque modifièrent totalement la langue gallo-romane. - La phonétique Par exemple, mentionnons l'introduction du [w] germanique qui fut traité comme le [v] latin et devint une gutturale comme dans guerre (< francique werra), tandis que vastare passait à wastare puis à gâter, vespa à wespa puis à guêpe, et vipera à wispara puis à guivre (animal imaginaire à corps de serpent, à ailes de chauve-souris et à pattes de pourceau). Des mots latins comme huit (< octo), huis (< ostium, d'où huissier), hermine (< arminia), huître (< ostrea), etc., doivent leur [h] initial à une ancienne prononciation germanique utilisée dans des mots comme hache, hotte, huche, haillons, hangar, héron, hareng, etc. Quelques diphtongaisons nouvelles sont aussi imputables à une influence germanique, dont l'habitude était notamment de prononcer plus énergiquement les voyelles que les Gallo-Romans. - La morphologie et la syntaxe Au point de vue morphologique, les finales -and, -ard, -aud, -ais, -er et -ier sont d'origine francique, sans oublier un assez grand nombre de verbes en -ir du type choisir, jaillir, blanchir, etc. Soulignons que l'influence germanique s'exerça considérablement sur les noms de lieux (Criquebeuf, Elbeuf, Caudebec, Honfleur, Trouville, etc.) ou de personnes en raison de la pénétration politique. De plus, la syntaxe germanique exerça également une influence assez importante, comme l'atteste le fait de faire placer le sujet après le verbe lorsqu'un complément ou adverbe précède celui-ci. Par exemple, l'endemain manda le duc son conseil pour le duc appela le lendemain son conseil. Tous ces faits illustrent que la germanisation de la «langue romane rustique» fut très considérable au point où les langues d'oïl prendront des aspects très différents des autres langues issues du latin, notamment au sud où les langues occitanes sont restées plus près du latin. - Le vocabulaire L'influence du francique fut considérable sur les parlers romans de cette époque. Les historiens de la langue affirment souvent que le français ne doit au francique que quelques centaines de mots. Henriette Walter en dénombre exactement 544, ce qui représente 13 % de tous les mots étrangers introduits dans le français, notamment dans les domaines de la guerre, l'ornementation, la nourriture, l'agriculture, etc., sans oublier les adjectifs de couleurs (bleu, gris, brun, blanc) et de quantité (guère, trop, etc.). Nous y reviendrons plus loin (cf. 3.2) 2 L'Empire carolingien et la naissance du plus ancien français
Des centaines de mots latins ont été empruntés par les contemporains de Charlemagne, eux qui parlaient la langue romane rustique, mais n'écrivaient (pour ceux qui pouvaient le faire) qu'en latin d'Église. Durant plusieurs siècles, les parlers romans furent rejetés au profit du latin classique (emprunts) et du latin ecclésiastique (écriture). Les rares lettrés pratiquaient une sorte de bilinguisme dans la mesure où ils parlaient la langue romane rustique de leur région, communiquaient entre eux par le latin réappris et vénéré. 2.1 Le concile de Tours (813) On sait que, lors du concile de Tours de 813, l'Église
catholique ordonna aux prêtres de faire leurs prônes de manière à ce que le
peuple puisse les comprendre, car les fidèles ne comprenaient plus la langue
des lettrés et des clercs. Ainsi, dans le canon 17, les évêques rassemblés
par Charlemagne décidèrent que les homélies ne devaient plus être prononcées
en latin, mais en «rusticam Romanam linguam aut Theodiscam, quo facilius
cuncti possint intellegere quae dicuntur», autrement dit en «langue rustique
romane» ou en «langue tudesque» (germanique), selon le cas. On peut lire les
exemples qui suivent :
Mais les termes utilisés pour désigner la langue des
fidèles paraissent parfois ambigus. Ainsi, la «lingua romana rustica»
pouvait être comprise comme étant la «langue romane rustique» ou la «langue
romaine rustique», et la «lingua theodisca» comme la «langue germanique»,
le «francique» ou le «tudesque». Quelques décennies plus tard, Haito (décédé
en 836), évêque de Bâle et conseiller de Charlemagne, dont le diocèse
comprenait des communautés romanes et germaniques, exigea que ses prêtres
enseignent le Pater et le Credo «tant en latin qu'en langue
barbare» (tam latine quam barbarice):
Dans ce cas, on oppose la langue «latine» à la langue «barbare», sans qu'il ne soit question de la langue «romane» ou «rustique». Dans le vocabulaire des VIe et VIIIe siècles, le mot rusticus signifiait «inculte» ou illettré». Plus précisément, la «langue romane rustique» correspondait au «latin des illettrés», ceux qui ne savaient ni lire ni écrire. En 858, l'évêque de Tours ordonna ce qui suit : «Que personne ne s'approche de la source baptismale s'il n'a pas compris, même dans sa langue, le Notre Père et le Symbole.» Quoi qu'il en soit, tous ces canons et capitula («capitulaires» ou lois des rois francs) ont été généralement d'interprétation plutôt délicate et il n'est pas surprenant que l'Église ait maintenu son latin encore une bonne centaine d'années, car on sait que les habitudes sont lentes à se modifier. Il faut aussi comprendre que la forme linguistique recommandée par le concile de Tours ne correspondait pas vraiment à la «langue vulgaire réelle» ou la «langue naturelle» du peuple, mais plutôt à la «langue intelligible» par le peuple. De plus, la «langue du peuple» devait se définir comme une sorte de compétence passive, du moins suffisamment pour permettre la compréhension, donc pas le dialogue, la communication étant unidirectionnelle. Ces considérations linguistiques témoignent éloquemment que les élites parlant le latin avaient conscience que la langue employée par le peuple au IXe siècle n'était plus celle du VIIIe siècle et que la «traduction» en «latin d'illettrés» supposait désormais une norme linguistique différente. 2.2 Les Serments de Strasbourg (842) À la mort de Charlemagne en 814, et après celle de son fils, Louis le Pieux en 840, ses petits-fils se disputèrent l'Empire: Lothaire (795-855), Pépin (803-838) et Louis (805-976), puis tardivement, d'un second lit, Charles (823-877). Finalement, Charles dit le Chauve et Louis dit le Germanique scellèrent une alliance contre leur frère aîné, Lothaire, par les Serments de Strasbourg (842). Les Serments de Strasbourg sont réputés pour être les premiers textes rédigés en langue vulgaire (du latin vulgus: «peuple»). Le déroulement de l'événement et les serments sont présentés dans l'Histoire des fils de Louis le Pieux, dont le texte complet a été rédigé en latin par un conseiller et cousin de Charles II le Chauve, Nithard (790/800-844), celui-ci étant le fils de Berthe (v. 779- 823), fille de Charlemagne, et du poète Angilbert surnommé l'«Homère de la cour». Bref, Nithard était le cousin de Lothaire, de Louis et de Charles. C'est le roi Charles de la Francie orientale, qui avait commandé cette oeuvre de propagande (une histoire qui impute les fautes de gouvernement à Lothaire) à son cousin afin de voir fixer par écrit, pour la postérité, le récit des événements de son temps. Toutefois, ce texte de Nithard ne nous a été conservé que par une copie datée des environs de l'an 1000, c'est-à-dire postérieure de plus de cent cinquante ans à la rédaction originale. Si le texte complet des Serments de Strasbourg
fut écrit en latin, de courts extraits, qui devaient être lus en public,
furent rédigés en deux versions: l'une en roman
(proto-français) et l'autre en germanique
ou tudesque (francique rhénan). Charles II le Chauve (roi de la Francie
orientale) prononça le serment dans la langue des soldats de son frère,
c'est-à-dire en francique rhénan; Louis II le Germanique (roi de la Francie
occidentale) s'exprima en roman. Cet événement illustre aussi le mélange des
langues qui avait cours à cette époque et la possibilité que les personnages
influents (nobles, hauts fonctionnaires, grands commerçants, officiers,
etc.) aient été généralement bilingues. Une telle situation d'échange
linguistique signifie certainement que les deux langues vernaculaires
étaient comprises par les aristocraties franques.
Ainsi, en ce 14 février 842, les frères s'exprimèrent par solidarité dans la langue maternelle de l'autre et de celle de ses soldats. Selon la tradition, la naissance du français aurait coïncidé ainsi avec la naissance de la France. On affirme en effet que les Serments de Strasbourg (842) constituent «l'acte de naissance du français» parce que tous les documents écrits antérieurement étaient rédigés en latin, mais on trouve le mot «françois» appliqué à la langue seulement vers le XIIe siècle. Cependant, on peut douter que la version «romane» de ce traité entre deux princes carolingiens appartienne vraiment à la langue courante de cette époque. La version romane des Serments ne peut être considérée comme une représentation de la langue parlée au IXe siècle, car il ne s'agit nullement de la «langue romane rustique» parlée à l'époque, mais un texte rapporté par des lettrés et destiné à la lecture à haute voix. Cela étant dit, le texte des Serments permet de constater une certaine évolution du latin jusqu’au roman (avant de devenir plus tard le «françois»), l'internaute se reportera aux traductions des Serments de Strasbourg reproduites ici (cliquer, s.v.p.). Le texte original (texte 3) a été rédigé en roman rustique (ou «romanz») en 842 pour Louis le Germanique, qui s'adressait aux soldats de Charles le Chauve (voir le texte 3), et en tudesque (ou germanique) pour celui-ci, qui s'adressait aux soldats de son frère. Les textes 1, 2, 4, 5 et 6 sont donc des reconstitutions reproduisant l'état de la «langue» à six époques (du latin classique au français contemporain), seule la version 3 (en roman et en tudesque) étant originale. En comparant le texte 1 (latin classique), le texte 2 (latin populaire) et le texte 3 (roman rustique), il est possible de relever certaines différences au plan phonétique; on notera, par exemple, l'apparition en roman du [z] et du [h], qui proviennent d'influences germaniques. Au plan morphologique, on est passé de trois genres (masculin, féminin, neutre) à deux, le neutre étant disparu; la déclinaison est passée de six cas du latin à deux (sujet et complément) en roman rustique. Pour ce qui concerne la syntaxe, les prépositions paraissent plus nombreuses et l'ordre des mots tend à rester assez libre. Cependant, ce texte compte aussi de nombreuses traces suspectes de ce «latin des lettrés» habituellement utilisé par les chancelleries de cette époque. Notons, entre autres, l'absence de l'article (alors en usage en roman), la place du verbe en fin de phrase et surtout le conservatisme graphique comme l'absence des diphtongues (alors en usage en roman oral) et l'emploi des lettres finales dans nunquam, in damno, conservat (qui n'étaient plus prononcées en roman). On constate aussi que la correspondance entre la lettre et le son est aléatoire. Ainsi, le même phonème peut être transcrit par les lettres e, o ou a : meon fradre Karlo, meon fradre Karle, son fradra. N'oublions pas que la langue romane rustique demeurait
une langue exclusivement orale, le latin continuant de demeurer la seule
langue écrite. C'est pourquoi l'historien Nithard, en fin lettré qu'il
était, ne pouvait qu'être fortement influencé par la façon d'écrire le latin
de son temps au moment où il devait transcrire le roman rustique parlé. On
croit aujourd'hui que Louis le Germanique aurait été incapable de lire à
haute voix un texte roman rédigé en «latin des illettrés», mais qu'il lui
était aisé de le faire avec les graphies latines savantes alors en usage. On
peut s'imaginer, par exemple, ce que serait un texte contemporain rédigé en
créole martiniquais avec une graphie exclusivement française:
Le texte 2 n'est plus vraiment du créole, car il est trop aligné sur le français. Il en fut de même avec la version romane transcrite par Nithard, très alignée sur le latin. C'est pourquoi, plutôt que de voir dans les Serments de Strasbourg l'acte de naissance du français, il conviendrait plutôt de les considérer comme la marque d'un nouveau système d'écriture pour une même langue. Cette langue des Serments n'est pas celle parlée par le peuple, mais plutôt une langue intermédiaire entre le «latin des lettrés» et le «latin parlé des illettrés», et qui pouvait être néanmoins comprise par le peuple. C'est donc un texte «reconstitué» et destiné à être lu oralement pour être compris par un ensemble d'individus disparates. 2.3 Le traité de Verdun Le traité de Verdun de 843 marqua le début de la
dissolution de l'empire de Charlemagne, consacrant ainsi sa division qui
s'avèrera définitive.
Après la mort de Lothaire (en 855), la Lotharingie s'affaiblit très rapidement et devint l'enjeu de rivalités incessantes entre la France et la Germanie. Ultérieurement, la Lotharingie fut séparée au profit du royaume de France (Flandre, Bourgogne, etc.) ou du Saint Empire romain germanique (rive gauche du Rhône, Provence, Savoie). En 875, Charles II cumula les titres de roi de la Francie occidentale (France) et d'empereur d'Occident, sans que la France ne soit intégrée dans l'Empire germanique. Par la suite, chacun des royaumes (France, Germanie et Lotharingie) se morcela encore au gré des héritiers et des changements de régimes. Chaque morceau de l’ancien Empire germanique connut par la suite un destin distinct. Le 29 février 888, le duc Eudes fut élu roi par ses pairs, les grands seigneurs de la Francie occidentale. Mais l'autorité royale déclina constamment en France, car les vassaux devinrent plus puissants que le roi. En effet, les princes y exerçaient le pouvoir politique de façon autonome. Celui du roi devint forcément limité: il ne jouait plus que le rôle d'arbitre au pouvoir plus symbolique que réel. Les guerres féodales se succédèrent pendant que l'Europe souffrait d'une économie des plus rudimentaires. Quant à la Lotharingie, elle rassemblait des aires linguistiques germaniques au nord (Belgique flamande, Pays-Bas, Luxembourg) et romanes pour le reste (Belgique wallonne, ouest de la France, Suisse romande, Italie valdôtaine). 3 Les conséquences linguistiquesLa dislocation de l'Empire de Charlemagne entraîna un grand nombre de conséquences qui eurent des incidences sur les langues: règne de la féodalité, qui morcela l'autorité royale; invasion des Normands en Angleterre, en France et en Italie; ère des croisades, qui fit découvrir l'Orient; toute-puissance de l'Église de Rome, qui assujettit le monde chrétien. En même temps, deux grandes puissances firent leur entrée: l'islam turc, qui arrêta l'essor des Arabes, et l'expansion mongole dans toute l'Asie, fermée alors aux contacts internationaux. La société médiévale refléta un monde dans lequel l'information était rare, les communications difficiles et les échanges limités. C'est dans ce cadre peu favorable que naîtra bientôt la langue française. 3.1 La fragmentation linguistique (dialectalisation) Étant donné que les contacts entre les régions et les divers royaumes wisigoth, ostrogoth, burgonde, alaman, vandale, etc., étaient devenus peu fréquents, les divergences linguistiques s'accentuèrent de plus en plus et donnèrent naissance à des idiomes romans distincts. La lingua romana rustica, ou «langue romane rustique», parlée dans le nord de la France (royaume des Francs), devint différente de celle parlée dans le sud du pays et en Espagne (royaume des Wisigoths), de celle parlée en Italie (royaume des Ostrogoths), etc. À l'intérieur même des frontières de ce qui est aujourd'hui la France, la langue romane rustique prit des formes particulières, surtout entre le Nord et le Sud. La dialectalisation a dû progresser rapidement entre l'an 800 et l'an 1000, pour s'accentuer encore davantage au cours du XIIe siècle et se poursuivre durant les siècles suivants. En mai 1888, le philologue Gaston Paris (1839-1903), spécialiste des langues romanes, apportait ce commentaire au sujet de la langue romane dans une conférence intitulée «Les parlers de France», lors d'un réunion des Sociétés savantes:
Là où les Francs ont été majoritaires, ils ont maintenu leur langue germanique, qui s'est par la suite transformée et fragmentée en un grand nombre de dialectes; là où ils ont été minoritaires, ils se sont rapidement assimilés et se sont romanisés (voir la carte de l'aire germanique actuelle). Dans la Francie occidentale, la langue «romane rustique» se transforme lentement avant de devenir du français, du picard, du normand, de l'artois, de l'orléanais, etc. 3.2 La démarcation du latin au roman Il est difficile de décrire avec précision les langues
parlées dans le nord de la France à cette époque, puisqu'il s'agissait de
langues essentiellement orales. Néanmoins, certains documents peuvent nous
aider sur ce que pouvait être la langue de la période romane, appelée selon
le cas romanz, romant, lingua romana, etc., ce qui
témoignait que les locuteurs avaient conscience qu'ils ne parlaient plus le
latin. Par exemple, les Gloses de
Reichenau, vraisemblablement rédigées vers 750 dans le nord de la
France, présentent un glossaire de mots
romans interprétant des termes de la Vulgate, avec une traduction latine
officielle, attestant par le fait même que le latin n'est plus compris. En
voici quelques exemples rapportés par Frédéric Duval dans Mille ans de
langue française: histoire d'une passion (p. 85):
On ne peut que constater les ressemblances formelles entre la langue du VIIIe siècle et le français moderne (bucca/bouche, infantes/enfants, bella/belle, hibernus/hiver), et les différences par rapport au latin lui-même (ore, liberos, pulcra, hiems). Dans les rares documents écrits au cours de cette période romane, il faut toujours se rappeler que ces textes sont rédigés par des clercs ou des lettrés, lesquels ont tendance à reproduire les graphies connues du latin d'Église. On ne saurait donc se baser sur de tels textes pour reproduire la langue orale qui, par surcroît, différait selon les régions. On sait néanmoins que la phonétique avait considérablement changé, que la grammaire s'était transformée, notamment avec l'apparition des articles et des prépositions, ainsi que l'élimination de quatre cas du latin (sur six). Le lexique apparaît de plus en plus sous une forme non savante (bucca, infantes, bella, etc.), non calquée sur le grec ou le latin classique (ore, liberos, pulcra, etc.). La germanisation du gallo-roman fut non seulement considérable au plan phonétique, mais également au plan lexical. 3.2 La germanisation du roman Il est probable que près d'un millier de mots germaniques se soient implantés dans la langue romane, mais seulement quelque 400 d'entre eux sont restés jusqu'à aujourd'hui. Contrairement aux mots provenant du latin vulgaire, les mots d'origine germanique peuvent être considérés comme de véritables emprunts. Évidemment, les mots empruntés par le roman vulgaire à l’ancien germanique, plus précisément le francique, reflètent le type de rapports ayant existé entre les Gallo-Romans et les Francs: il s'agit de contacts reliés à la guerre, l'agriculture, l'organisation sociale, la vie quotidienne, etc., bref, des mots qui concernent peu la science. La liste qui suit présente quelques-uns des termes franciques passés au roman, puis au français.
L’un des apports les plus insolites de l’ancien germanique (ou francique) a trait aux adjectifs de couleur. De fait, les linguistes s’expliquent encore mal l’abandon de certaines couleurs latines. Ainsi, le français a conservé les termes latins qui ont donné les adjectifs rouge (< rubeus), noir (< niger), vert (< viridis), jaune (< galbinus), violet (< viola); mais il a perdu les termes albus (blanc mat), candidus (blanc brillant), caeruleus (bleu azur), cyaneus (bleu foncé), caesius (bleu-vert), glaucus (entre vert et bleu), fuscus (basané), pullus (brun foncé), flavus (jaune d’or), fulvus (or-brun), etc., lesquels ont été supplantés par des termes germaniques: blanc (< blank), brun (< blao), gris (< grîs), blond (< blund), fauve (< falw), etc. La conscience linguistique des Gallo-Romans se transforma également. Alors qu'ils s'étaient toujours identifiés comme des «Romains», les habitants du pays franc, ceux du Nord en particulier, se considérèrent désormais comme des Francs. À partir du VIIIe siècle, le mot «Franc» ou plutôt Franci ne désignait plus les membres des communautés germanophones, mais bien les habitants de la «Gaule du Nord», par opposition aux habitants du Sud, les Romani. Le pays deviendra plus tard la «France» («le pays des Francs»), et sa langue nationale, le «françois» avant de devenir le français. En ce sens, les Francs ont largement contribué à germaniser les langues néo-latines de la «Gaule du Nord» et de la Francie occidentale. Plus que pour toute autre langue romane issue du latin, les parlers du Nord s'éloignèrent de leur latinité primitive. C'est ce qui explique aujourd'hui que le français soit la moins «romane» des langues néo-latines (espagnol, occitan, italien, portugais, catalan, etc.). 4 L'état de la langue romane rustique Il faut bien se rendre compte qu'une langue ne change pas du jour au lendemain, mais lentement durant des décennies ou des centaines d'années. De plus, cette transformation s'effectue de différentes façons, mais elle touche toujours la phonétique, le vocabulaire, puis la grammaire. Or, ce sont les transformations phonétiques qui ont fait passer le latin au roman, puis le roman au français. C'est pourquoi il apparaît nécessaire d'en faire une brève description. Au Ier siècle, le latin possédait un système vocalique de cinq voyelles simples, mais chacune de ces voyelles pouvaient être longues ou brèves, la durée étant un trait phonologiquement pertinent. Quant au système consonantique, il comprenait 18 phonèmes. À part la lettre [h], toutes les consonnes écrites se prononçaient en latin classique, et ce, peu importe leur place (initiale, médiane, finale) dans le mot. 4.1 Le phonétisme roman Dans la langue gallo-romane, le phonétisme du latin fut radicalement modifié. De façon générale, on peut affirmer que les consonnes latines ont subi des modifications relativement mineures, surtout lorsqu'on les compare aux modifications survenues aux voyelles. - Les consonnes Les principales transformations consonantiques sont les suivantes: la disparition du -m final de l'accusatif latin, la disparition du [h] et sa réintroduction germanisante, le maintien des consonnes en position forte et leur affaiblissement en position faible par la palatalisation. Soulignons aussi que la langue romane avait introduit les constrictives dentales [θ] et [δ] comme en anglais dans thing et this, probablement sous l'influence du francique. Notons que les scribes des plus anciens textes écrits en «françois», par exemple, les Serments de Strasbourg (842) et la Vie de saint Alexis (vers 1045), ont tenté par la graphie de rendre compte des sons [θ] et [δ]; on trouve dans les Serments la graphie dh (p. ex., aiudha, cadhuna) pour [δ], alors que dans la Vie de saint Alexis les lettres th servent parfois à identifier le son [θ] (espethe, contrethe). Dans les textes romans, la lettre h était employée dès le Ve siècle pour signaler l'aspiration dans certains mots d'origine francique comme honte, haine, hache, haïr, hêtre, héron. etc. Or, la lettre h continuait de s'écrire en latin classique, mais elle ne correspondait à aucune prononciation dans la langue parlée; c'était tout au plus une affectation due à un héritage de mots empruntés au grec. C'est ainsi qu'on a distingué les mots dont l'h initial est dit «aspiré» de ceux dont l'initiale est une voyelle ou un [h] «non aspiré», c'est-à-dire qu'ils ne permettent ni liaison ni élision. On ignore le degré d'aspiration qui se faisait sentir à l'époque romane, mais on croit que cette prononciation, si elle était significative à l'origine, a diminué plus tard pour disparaître au cours de l'ancien français. - Les voyelles L'évolution des voyelles latines a été beaucoup plus complexe que celle des consonnes. Les voyelles ont connu des transformations considérables et leur évolution fait appel à des règles de phonétique combinatoire un peu difficiles à assimiler pour tout non-spécialiste. Ainsi, le traitement subi par les voyelles sera différent selon que la voyelle est dans une syllabe dite accentuée (ou tonique) ou dans une syllabe dite inaccentuée (ou atone). Un fort accent d'intensité, parce qu'il concentre l'énergie articulatoire sur la syllabe accentuée, peut provoquer indirectement l'affaiblissement des voyelles inaccentuées. La syllabe accentuée se trouve en position de force; elle aura tendance à rester accentuée en latin vulgaire et en roman, voire à demeurer intacte:
Ce ne sont là que quelques exemples qui ne rendent pas compte de toutes les règles de la phonétique combinatoire, mais il s'agit ici de ne donner qu'une notion. Lorsqu'une voyelle latine est dite atone, c'est qu'elle ne porte pas l'accent tonique. Parce que les voyelles atones se trouvent dans une position de faiblesse articulatoire, elles vont subir un affaiblissement généralisé en roman. Les voyelles initiales sont en position de force et c'est la raison pour laquelle elles vont se maintenir davantage. Les voyelles [i], [u] et [a] sont particulièrement résistantes, probablement parce qu'elles sont ou très ouvertes ou très fermées, ce qui suppose une plus grande dépense articulatoire; par contre, les voyelles [o] et [e] subissent des altérations.
LIBERARE
> livrer LUCORE > lueur [a] > se maintient [o] > u VALERE
> valoir VOLERE > vouloir Toutes les voyelles finales disparurent (entre les VIe et VIIIe siècles), sauf [a] qui devient un [ë] sourd avant de devenir un [ë] muet dans la langue parlée.
Il y a aussi les voyelles situées à l'avant-dernière syllabe (la pénultième), qui disparaissent (entre le IVe et le VIIe siècle), car elles sont en position de faiblesse:
Encore une fois, il ne s'agit ici que de quelques exemples. Le roman a connu aussi un processus de diphtongaison (deux voyelles prononcées en une seule émission) qui n'a affecté que les voyelles [e] et [o]. La première manifestation de ce phénomène remonterait au IIIe ou au IVe siècle et serait lié aux invasions germaniques.
La langue romane a connu une seconde diphtongaison au VIe et au VIIe siècle, qui s'est s'est produite dans certaines conditions:
Ce sont là les seules diphtongues de la période romane, mais, quelques siècles plus tard, l'ancien français développera de nombreuses autres diphtongues. N'oublions pas qu'il s'agit là d'une évolution couvrant près de dix siècles. Une description couvrant une si longue période répartie en quelques lignes ne peut que tronquer la description historique. C'est pourquoi cette brève présentation ne saurait être exhaustive, car elle ne tient pas compte de toute l'évolution du phonétisme latin. Néanmoins, elle reflète la complexité de l'évolution du phonétisme latin qui est devenu le roman, la langue mère du français. 4.2 Une grammaire simplifiée Le latin était une langue à déclinaison, qui variait selon le genre du substantif. On comptait trois genres (le masculin, le féminin et le neutre) et cinq types de déclinaison différents: type I (Terra, -ae), type II (Dominus, -i), type III (Miles, militis), type IV (Senatus, senatu:s), type V (Res, rei). De plus, dans chaque type de déclinaison, les cas étaient au nombre de cinq: nominatif, accusatif, génitif, datif, ablatif. Cinq déclinaisons, six cas et trois genres, cela signifiait plus de 90 flexions pour les seuls noms; dans le cas des adjectifs, on en comptait six types distribués en deux classes, pour un total de 216 flexions. Noms et adjectifs formaient donc au moins 306 flexions. Lors de la période romane, on passa à trois types de déclinaison et à seulement deux cas (le cas sujet et le cas objet), en plus de perdre le neutre absorbé par le masculin. La langue romane a donc grandement simplifié le nombre de flexions nominales, en passant de 90 à 12. Le latin possédait à l'origine trois genres, le masculin, le féminin et le neutre, et deux nombres, le singulier et le pluriel. De façon générale, la marque du genre se trouvait en latin dans la désinence des noms et des adjectifs, c'est-à-dire dans leur terminaison. Dans l'évolution du latin au roman, les marques du genre ont perdu leurs caractéristiques d'origine. Pour simplifier la description, indiquons seulement les grandes tendances suivantes:
Pendant la période romane, le latin a perdu le neutre qui a été absorbé par le masculin; par exemple, granum > granus > grain (masc.). Du neutre latin, granum et lactis (lait) sont passés au masculin en français; du masculin latin, floris (fleur) est passé au féminin en français; par contre, gutta (goutte) et tabula (table) sont restés au féminin; mais burra (bure) a conservé le féminin du latin pour passer au masculin lorsqu'il a désigné le «bureau» en français. 4.3 Le vocabulaire Le patrimoine lexical a aussi évolué en roman et ces mots font aujourd'hui partie de la préhistoire du français. Il s'agit d'un certain nombre de «reliques gauloises», mais aussi de mots constituant le fonds latin lui-même, auxquels il faut ajouter les emprunts grecs passés au latin et, bien sûr, ceux que le roman a emprunté au francique (cf. le no 3.2). - Les «reliques gauloises» Le français n'a jamais emprunté de mots directement de la langue gauloise. C'est plutôt le latin qui a emprunté un certain nombre de mots gaulois à l'époque des conquêtes romaines. Une fois adoptés par les Romains, les mots gaulois ont continué d'évoluer comme des mots latins que le roman a assimilé par la suite. Aujourd'hui, seul l'historien de la langue peut en reconnaître les origines celtiques. Ce fonds gaulois est certes le plus ancien, mais c'est aussi le plus pauvre. Moins d'une centaine de mots (probablement environ 80) sont parvenus jusqu'à nous. Ils concernent des termes désignant des végétaux, des animaux, des objets de la ferme, etc. En voici une liste non exhaustive:
- Le fonds gréco-latin Le fonds latin correspond en premier lieu à la masse du vocabulaire hérité du «latin vulgaire», c'est-à-dire à l'ensemble des mots d'origine latine qui ont subi une transformation phonétique entre les IVe et IXe siècles. C'est le fonds proprement originel de la langue, celui qui provient du latin parlé populaire. À partir d'un examen des dictionnaires modernes, on peut estimer ce fonds roman à environ 12 000 mots hérités de cette époque. Le fonds roman comprend également les mots du latin classique, c'est-à-dire du latin qui était surtout utilisé par les nobles et les écrivains, mais aussi des emprunts techniques du gaulois, du grec et du germanique déjà intégrés au latin vulgaire. Certaines nouveautés méritent d'être signalées: les nombreux changements de sens, l'abondance de dérivations diminutives et le grand nombre de provincialismes hérités du latin vulgaire. Voici quelques exemples de provincialismes issus du latin vulgaire, et qui ont même fini par supplanter les termes du latin classique:
Dans ce fonds primitif, on compte également des mots grecs. Le latin parlé a largement puisé dans la langue grecque, particulièrement à l'époque où le sud de la Gaule subissait la colonisation grecque (Ier siècle avant notre ère); ces mots grecs ont été par la suite latinisés par le peuple. Par exemple, gond (lat. gomphus < gr. gomphos), ganse (gr. gampsos), dôme (gr. dôma), lampe (lat. lampada < gr. lampas), etc., sont des termes qui ont été transformés phonétiquement au cours de leur passage du grec au latin et du latin au français.
Toute cette période concerne la préhistoire du français, car il s'agit de l'histoire du latin au roman, une langue aux multiples variétés qui prendra des formes différentes selon qu'elle était parlée au nord ou au sud du territoire gallo-romain. Comme toujours, ce sont des événements politiques et militaires qui finiront par assurer la disparition du latin et l'émergence des langues romanes, lesquelles donneront naissance au français, à l'occitan, à l'espagnol, etc. Les périodes de bouleversements ont entraîné des changements linguistiques, alors que les périodes plus calmes ont permis à la langue de «digérer» ses transformations. Bref, l'état de la langue reflète toujours l'état de la société, que ce soit sous le régime féodal pendant la période de consolidation du pouvoir royal, pendant la Révolution française ou au cours de la période moderne ou contemporaine.
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