Les origines latines Bien avant l'arrivée des Romains, soit au début de l'âge du fer (entre le VIIIe et le VIe siècle avant notre ère), la civilisation celtique, originaire de ce qui est aujourd'hui l'Allemagne du Sud et la France du Nord-Est, s'était implantée en Autriche, dans l'est de la France, en Espagne et dans l'île de Grande-Bretagne. C'est également à cette époque que s'établirent les relations commerciales entre les Celtes et les peuples de la Méditerranée (voir la carte de l'aire celtique entre le Ve siècle avant notre ère et le début des conquêtes romaines). On sait aussi qu'au IIIe siècle des tribus celtes envahirent le monde gréco-romain en s'emparant de l'Italie du Nord, de la Macédoine et de la Thessalie. Entre 1000 et 500 avant notre ère, l'Italie était habitée par trois types de peuples différents: les Étrusques (un peuple d'Asie mineure) au nord de Rome, les Grecs au sud de Rome et en Sicile, ainsi qu'un grand nombre d'ethnies latines: Vénètes, Samnites, Osques, Ombriens, Sabins, Péligniens, Lucaniens, Bruttiens, Volsques, etc. (voir la carte). Les Étrusques fondèrent Rome en -753 avec une coalition de Romains et de Sabins. Cette petite bourgade prit de l'expansion et repoussa les Celtes d'Italie du Nord qui furent finalement soumis par ceux qui étaient devenus les Romains au IIe siècle (avant notre ère); la Gaule Transalpine (la majeure partie du sud de la France) fut soumise par Jules César (IIe siècle avant notre ère), et la majeure partie de la Bretagne passa sous domination romaine au Ier siècle de notre ère.
En somme, Rome devint un empire colossal qui, en l'an 200 de notre ère, s'étendait de la Grande-Bretagne en passant par l'Europe, puis jusqu’à l'Arabie, l'Arménie et toute l’Afrique du Nord (d'est en ouest: Aegyptus, Cyrenaica, Numidia, Africa, Mauretania). On peut consulter une carte plus précise des provinces romaines vers 120 de notre ère en cliquant ICI. Pour administrer ce vaste empire, Rome s'inspira de la pratique grecque et établit, en 286, deux chancelleries: l'une d'expression latine à Rome, pour l'Occident, l'autre d'expression grecque à Constantinople, pour l'Orient. L'Empire romain se trouva donc partagé en deux : un empire latin et un empire grec. Constantinople, la nouvelle Rome, administra la partie grecque (incluant l'Asie, la Syrie, la Judée et l'Égypte), qui survécut près de 1000 ans après l'Empire d'Occident (jusqu'en 1453). 2 La Gaule romaine
La conquête des «Trois Gaules» (Aquitaine, Lyonnaise et Belgique) intervint une soixantaine d'années après la fondation de la Provincia (la Gaule narbonnaise), la Gaule étant entièrement conquise en 51 avant notre ère. 2.1 Les peuples soumis Lorsque les Romains ont conquis la Gaule, ils y trouvèrent plusieurs peuples qui parlaient des langues différentes, dont le gaulois, mais aussi le grec, l'ibère, le ligure et le germanique. Le Sud (la Narbonnaise), occupé plus tôt par les Romains, abritait des Ligures et des Grecs dans l'Est, ainsi que des Ibères dans l'Ouest. Les Grecs étaient installés dans la région de Marseille (Massalia) dès 650 avant notre ère. C'est par la ville de Massalia que se développa l'influence grecque dans la région, car la colonie avait créé de nombreux comptoirs sur tout le long de la côte méditerranéenne. C'est ainsi que les Grecs avaient hellénisé une partie de la côte, mais dans la ville de Marseille le grec, le latin et le gaulois étaient couramment employés. Sur la côte est, le ligure était aussi utilisé, surtout entre Marseille et Gènes (aujourd'hui en Italie). Les Ligures, un peuple non indo-européen, occupaient avant l'arrivée des Romains une partie de la Provence actuelle, ainsi que les Alpes, l'Isère et une partie du territoire de l'Italie d'aujourd'hui. Dans l'ouest de la Narbonnaise (ainsi qu'en Espagne), habitaient les Ibères, un autre peuple non indo-européen; ils parlaient l'ibère, mais leur langue disparut très tôt après la conquête romaine de 120. De plus, la Gaule abritait aussi des Germains, aux confins des territoires: Chérusques, Bataves, Bructères, Chamaves, Chattuaires (ou Chattes), Ubiens, Sicambres, etc. Il y avait une Germanie romaine à l'ouest du Rhin et une Germanie non romaine à l'est et en Scandinavie. Tous ces peuples parlaient diverses variétés du germanique. À l'arrivée des Romains, environ deux à trois millions de Germains vivaient à l'est de la Gaule, alors que de 600 000 à 800 000 autres habitaient encore en Scandinavie. Nombreux furent les Germains qui servirent dans l'armée romaine comme «auxiliaires». À partir du IIIe siècle, des Germains vinrent s'installer dans le nord-est de la Gaule, avec l'accord des Romains. Ces Germains furent soumis à l'influence de la langue latine. Le grec, l'ibère, le ligure et le germanique n'ont laissé de traces réelles que dans la toponymie locale, mais au début de la Gaule romaine ces langues étaient employées par les populations locales. Toutes ces langues avaient pratiquement disparu à la fin de l'Empire romain. Les Grecs, les Ibères et les Germains furent entièrement romanisés. Quant aux Ligures, leur langue avait tellement été celtisée que, dès le début du Ve siècle, on ne la distinguait à peu près plus du gaulois.
2.2 La langue des Gaulois Tous ces peuples parlaient une même langue, le gaulois, bien s'il existait des variantes locales importantes dans le temps et l'espace. Dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules (Commentarii de Bello Gallico), César décrit le peuple gaulois en affirmant qu'il était composé de «nations» différentes qui parlaient des langues distinctes :
Toutefois, il semble bien que Jules César ait manqué d'informations. Il est possible aussi qu'on interprète mal les propos de César qui ne mentionne ici que les Belges, les Aquitains, les Gaulois et les Helvètes. Or, il s'agit de peuples celtes situés géographiquement aux deux extrémités du territoire: les Belges étaient au nord-est et les Aquitains au sud-ouest, avec les «Gaulois» au centre; quant aux Helvètes, ils étaient installés au nord de l'Italie (voir la carte). De fait, il est probable que le gaulois des Belges et le gaulois des Aquitains soient plus ou moins différenciés, mais il est aussi probable que les connaissances de Jules César sur la langue gauloise soient très rudimentaires, pour ne pas dire à peu près nulles, même si on sait que César parlait le latin et le grec. Contrairement à César, les linguistes contemporains croient plutôt que la langue gauloise était relativement unifiée, à l'exception des régions situées aux extrémités du domaine celtique, notamment chez les Belges probablement plus influencés par les langues germaniques, et les Aquitains, par les langues ibère et basque. Bien que le gaulois puisse être fragmenté en dialectes plus ou moins distincts, cette langue présentait sans aucun doute une homogénéité rare pour l'Antiquité, et ce, pour un territoire aussi vaste que la Gaule. Les Gaulois ne disposaient pas d'une écriture propre; il n'a jamais existé d'alphabet commun chez les Gaulois, les druides s'étant toujours opposés à un enseignement écrit des traditions religieuses, ce qui d'ailleurs constituera l'une des causes de la disparition de la langue gauloise. Dans les rares transcriptions préromaines en langue celtique, les Gaulois recouraient à des alphabets étrangers sans les transformer, en particulier l'alphabet grec. En somme, le territoire gaulois conquis par les Romains renfermait surtout des Gaulois, mais aussi des Grecs, des Ligures, des Ibères et des Aquitains, des Germains (le long du Rhin) et, bien sûr, des colons romains. La Gaule était alors peuplée d'une dizaine de millions d'autochtones et par environ 200 000 colons, fonctionnaires et soldats originaires de l'Italie, surtout dans la Gaule narbonnaise et la ville de Lyon (Lugdunum). Or, on le sait aujourd'hui, tout ce beau monde va changer de langue et passer progressivement au latin entre le IIe siècle et le Ve siècle. 3 Les méthodes romaines de latinisation Les Romains implantèrent partout leur système administratif et transformèrent profondément les peuples conquis. Ils n'imposèrent pas vraiment le latin aux vaincus; ils ignorèrent simplement les langues «barbares» et s'organisèrent pour que le latin devienne indispensable pour les élites locales. Cependant, il ne faudrait pas croire que c'est le latin de César et de Cicéron, qui s’imposa dans les colonies. Le latin employé par les fonctionnaires, les soldats, les colons romains, de même que celui des autochtones assimilés, était différent du latin classique littéraire. Dès la fin du IIe siècle avant notre ère, le latin classique parlé avait commencé à décliner. Au Ier siècle de notre ère, ce latin n'était plus utilisé par le peuple. D'ailleurs, des historiens de la littérature latine ont vu apparaître une décadence et une dégradation de la littérature et de la langue latines au IIe siècle. Ainsi, les auteurs Odile Morisset, Jean-Claude Thévenot dans Lettres latines (1966) remarquent que «les empereurs Hadrien, Antonin et Commode (117-192) réussirent à maintenir des conditions politiques favorables», mais que ces mesures n’empêchèrent pas «une décadence des lettres latines profanes». Pour sa part, Jean Barbet, dans Littérature latine (1965), considère que la littérature des deux premiers siècles de notre ère est archaïsante: «Les écrivains ont continué à écrire une langue classicisante, artificielle [...]; ils ont même au IIe siècle lu et imité de préférence les auteurs archaïques, cédant à une tendance déjà fort notable au temps de Cicéron.» Parallèlement à cette langue classique réservée à l'aristocratie et aux écoles, il s'était développé un latin plus «populaire», essentiellement oral, dont les colorations régionales étaient certes relativement importantes en raison des contacts entre vainqueurs et vaincus de l'Empire. Progressivement, ce latin parlé fut employé par les clercs et les scribes pour la rédaction des actes publics et d'une foule de documents religieux ou civils. En fait, après l'effondrement de la gigantesque structure impériale, c'est le latin populaire qui allait triompher définitivement du latin classique. Le français, comme l'espagnol ou l'occitan, serait donc issu de ce latin populaire. 3.1 Les facteurs de latinisation On peut résumer les facteurs de latinisation des habitants de la Gaule à un certain nombre de considérations externes. 1) Le latin: langue de la promotion sociale Les individus qui aspiraient à la citoyenneté romaine de plein droit devaient adopter les habitudes, le genre de vie, la religion et la langue de Rome. Dion Cassius, un historien romain, écrit que, déjà à l'époque de l'empereur Claude (10-47), le latin était obligatoire pour accéder au rang de «citoyen». C'étaient là les conditions pour bénéficier de tous les avantages de la citoyenneté romaine, indispensable à qui voulait gravir les échelons de la hiérarchie sociale. Il ne fait aucun doute que les élites gauloises durent apprendre le latin pour obtenir cette citoyenneté. 2) La langue de la puissance financière La monnaie romaine s'imposa dans tout l'Empire; les compagnies financières géraient l'administration romaine, en employant uniquement le latin. Un nombre incroyable de percepteurs et d'employés subalternes étaient nécessaires: les «autochtones» qui voulaient accéder à des postes plus élevés apprenaient le latin. Les marchés publics, les écoles, les temples, les théâtres, les thermes (bains), etc., constituaient autant de services utiles qui attiraient la population gauloise, surtout dans les villes. De plus, il est arrivé que les Romains envoient de force des notables gaulois à Marseille ou à Rome afin qu'ils apprennent le latin. Il y eut certainement une assimilation de la culture romaine par les élites gauloises, bien que son impact sur la langue de la masse fût, du moins durant un certain temps, assez négligeable. 3) La langue de l’armée L'armée constituait un autre puissant moyen de latinisation. À partir de l'an 300 avant notre ère, les peuples vaincus devaient payer un lourd tribut aux Romains en fournissant d'importants effectifs militaires, qui étaient commandés en latin. Ainsi, César incorpora massivement des Gaulois dans ses armées, et cette pratique fut poursuivie par ses successeurs. Les Gaulois, les Ibères, les Ligures et les Germains furent particulièrement touchés par ces mesures. Les soldats à la retraite recevaient un lopin de terre et devenaient des colons. Après 375, les soldats germaniques, tous mercenaires et relativement bilingues, seront plus nombreux que les soldats romains, ce qui finira par perdre les Romains. En 423, plus de 40 000 Huns seront incorporés comme mercenaires dans l'armée romaine. À la fin de l'Empire, un sénateur aura raison de croire que «l’ennemi était dans la place avant même que les invasions eussent commencées». 4) Les colonies de peuplement En guise de récompense pour services rendus, de nombreux Romains recevaient gratuitement des terres. Ces colons avaient droit aux meilleures terres, celles situées à des points stratégiques en vertu d'un plan précis. Les autochtones qui se révoltaient étaient simplement vendus comme esclaves. Ces colonies de peuplement furent importantes parce qu'elles contribuèrent à étendre le latin jusque dans les campagnes. On sait, par exemple, que la Narbonnaise fut beaucoup plus latinisée et plus tôt que les trois Gaules. Les colonies romaines étaient relativement nombreuses en Narbonnaise: Narbonne (Narbon), Nîmes (Nemausus), Arles (Arelatae), Orange (Arausio), Vienne (Vienna), etc. L'une des rares autres colonies au nord fut Lyon (Lugdunum). Les élites locales exerçaient des fonctions municipales, souvent honorifiques, mais qui constituaient des sources de privilèges et permettaient d'accéder à des postes administratifs plus importants. Dans les colonies de peuplement et les villes, c'est le latin parlé qui servait de langue véhiculaire. Il est indéniable que l'urbanisation et la municipalisation des cités furent des facteurs de romanisation et de latinisation. 5) Un réseau routier efficace Les Romains construisirent un vaste réseau routier fait de chaussées dallées qui permettaient d'atteindre rapidement les régions les plus reculées de l'Empire. Ces routes servaient au transport des troupes militaires, des marchandises et des messageries de la poste impériale. Un tel réseau nécessitait un ensemble complexe de relais disposant de chevaux, de mulets et de boeufs publics, ainsi que de voitures légères, de chariots lourds et d'ateliers de réparation. En Gaule, un vaste réseau routier était axé sur la capitale lyonnaise (Lugdunum), les chefs-lieux et les camps militaires disséminés le long des routes, et tous ces éléments formèrent autant de points d'ancrage de la romanisation et de la latinisation. 6) L'écriture latine Rappelons que les Gaulois de disposaient pas d'une écriture propre. Avec la conquête romaine, l'alphabet latin se généralisa dans toute la Gaule. Les seuls textes écrits étaient soit en grec soit en latin. Il ne fait aucun doute que la colonisation romaine favorisa l'emploi de l'écriture latine, du moins chez les élites qui savaient écrire. 7) Le début des invasions germaniques Vers 250-275, des hordes germaniques traversèrent la Rhin afin de s'emparer du butin des Gallo-Romains. Des Alamans et des Francs ravagèrent ainsi la Gaule. Dès lors, les populations locales virent arriver en masse des étrangers ne parlant ni le latin ni le gaulois. Le seul moyen de communiquer avec la population locale était d'utiliser le latin. En revanche, ces mouvements de population entraînèrent une augmentation considérable de germanophones qui s'installèrent en Gaule. La fréquence des contacts entre les Germains, les Gaulois romanisés (mais pas latinisés) et les Romains aurait créé une situation de bilinguisme ou de trilinguisme à l'est de la Gaule. 8) La christianisation La christianisation commença dans le Sud de la Gaule à la fin du Ier siècle. Au début, les premiers chrétiens étaient de langue grecque et c'est dans cette langue que naquit la religion chrétienne en Gaule. Au cours du IIIe siècle, de nouvelles églises apparurent dans tout le Sud, et elles utilisaient le latin. Les persécutions entreprises par les empereurs romains ne furent pas appliquées avec beaucoup de zèle en Gaule. Avec Constantin, premier empereur chrétien (306-337), la situation évolua considérablement. L'expansion de la nouvelle religion s'étendit dans toute la Gaule. Non seulement la christianisation renforça la sentiment d'appartenance à la «romanité», mais elle favorisa aussi l'usage de plus en plus généralisé du latin populaire. Les conséquences linguistiques de la christianisation furent majeures: le latin devint la langue véhiculaire entre les prêtres et les fidèles, alors que le lexique du latin parlé se transforma radicalement. Par voie de conséquence, en faisant le choix du latin plutôt que du grec (une langue toute aussi répandue), l'Église catholique a sauvé le latin de l'oubli, car il deviendra durant huit cents ans la langue véhiculaire de l'Europe instruite. 9) Le latin oral et le bilinguisme Cependant, les communautés chrétiennes se rendirent compte assez rapidement des différences entre leur latin parlé et le latin véhiculé par l'Église catholique. C'est que le christianisme a d'abord touché les couches peu élevées de la société gauloise. Les prêtres furent dans l'obligation d'adopter une forme de communication différente de la langue orale de prestige utilisée à Rome. D'ailleurs, des hommes d'Église influents recommandaient de recourir à une langue simple (sermo humilis) apte à atteindre les masses, plutôt qu'au latin commun. On distinguera bientôt le «latin chrétien» et le «latin scolaire». Le premier sera ouvert aux innovations, le second défendra la pureté de la langue! En même temps, l'usage du gaulois continua de se maintenir partout dans les campagnes, et ce, jusqu'au Ve siècle. Seule l'élite urbaine employait systématiquement le latin qui demeurait la langue de la culture, de l'administration, de l'armée, de l'école et de la promotion sociale. 3.2 Le bilinguisme Tout l'Empire romain connut une
longue période de bilinguisme latino-celtique ou, selon le cas,
latino-germanique ou gréco-latin, qui commença dans les villes pour gagner
plus tard les campagnes. Mais l'implantation du latin ne s'est pas faite
partout en même temps. Il est certain que c'est en Gaule narbonnaise qu'il
s'implanta d'abord parce que la latinisation y a été plus profonde
qu'ailleurs, alors que les colonies romaines y étaient très importantes et
très influentes. Ainsi, la plus grande partie du vocabulaire occitan
d'aujourd'hui est due à la romanisation précoce de cette province plus
ancienne. La romanisation fut plus lente en Gaule lyonnaise et en Gaule
aquitaine, et encore plus réduite en Gaule belgique. En général, les
Gallo-Romains parlaient leur langue celtique, mais dans les villes ils
apprenaient le latin comme langue seconde pour pouvoir communiquer avec les
autorités. La langue gauloise a commencé par ne plus être utilisée dans les
villes à partir du IIe
siècle, pour gagner ensuite progressivement les campagnes.
Vers le Ve siècle, au moment de la
dislocation de l'Empire romain, le gaulois était pour ainsi dire disparu,
mais il est possible qu'il ait été employé par de petites communautés durant
près d'une centaine d'années dans les régions très éloignées de l'Empire. En
mai 1888, le philologue Gaston Paris
(1839-1903), spécialiste des
langues romanes, apportait ce commentaire au sujet de la langue gauloise
dans une conférence intitulée «Les parlers de France» lors d'une réunion des
Sociétés savantes:
Déjà au IVe siècle s'étaient amorcées des aires linguistiques latines quelque peu différentes entre le nord et le sud de la Gaule, avec Lyon comme pivot, sans que la communication n'en soit vraiment altérée. Certains documents de l'époque laissent croire qu'il existait un latin septentrional distinct d'un latin méridional dès cette époque. En même temps, les ethnies vassales associées à la défense de l'Empire réussirent plus aisément à conserver leur langue. Rome garantissait l'autonomie administrative à certains peuples en échange de leur participation à la défense militaire contre des ennemis insaisissables tels que les pirates, les pillards et les nomades. Ainsi, les Gallois en Grande-Bretagne, les Basques en Espagne et en France, les Berbères en Afrique, les Arméniens, les Albanais, les Juifs en Orient et plus tard les Bretons en Bretagne furent chargés de la police locale, et purent ainsi utiliser leur langue comme instrument véhiculaire. C'est ce qui explique en partie la survivance des langues comme le gallois, le basque, le berbère, etc. Partout ailleurs, la latinisation s'accomplit, sauf en Orient où le grec remplaçait le latin. La majorité des populations conquises allaient délaisser peu à peu leur propre langue pour adopter celle de Rome. 4 Les grandes invasions germaniques et le morcellement du latin
Dès la fin du IIIe siècle, les empereurs romains accueillirent de plus en plus de mercenaires germaniques comme soldats: on enrôlait des Francs, des Goths, des Saxons, des Alamans, etc., pour grossir l'armée parce que les Romains d'origine se désintéressaient de la guerre. Ces soldats germaniques offraient évidemment une faible barrière de protection contre les incursions des autres tribus germaniques, qui pénétraient de plus en plus dans l'Empire. En outre, Rome concédait des territoires à des Germains agréés comme alliés à des fins de colonisation. Graduellement, les Germains passèrent outre au statut accepté par Rome et fondèrent des royaumes souverains sur le sol de l'Empire. En raison de la loi de réadaptation au milieu, la langue latine populaire parlée dans les différentes provinces de Rome commença à se différencier peu à peu en fonction des conditions politiques, sociales et géographiques particulières. Dans les régions éloignées de Rome, comme le nord de la Gaule, et dans celles où il y avait des contacts avec des populations germaniques, il se développa une forme de latin parlé encore plus différente. 4.1 La victoire des «barbares» En 375, se produisit le choc des Huns contre les Ostrogoths germaniques, qui vivaient au nord de la mer Noire entre le Danube et le Dniepr (Ukraine). Les Huns étaient des tribus guerrières qui avaient été chassées de Mongolie par les Chinois quatre siècles auparavant; établis dans l'actuelle Hongrie, ils avaient décidé de partir vers l'ouest et avaient soumis les Ostrogoths. C'est cette année de 375 que l’on considère comme marquant le début des grandes invasions et le commencement de la dislocation de l'Empire romain menacé de toutes parts dans ses frontières. Les transferts de population des peuples germaniques étaient appelés par les Romains des «invasions barbares», mais ces derniers les considéraient comme de simples mouvements migratoires : les Völkerwanderungen (la «migration des peuples»). Il faut souligner aussi que ces «invasions» ont souvent été «pacifiques», car beaucoup résultaient de traités (foedus) entre les Romains et un peuple germanique particulier. Il y eut certes des conflits militaires, mais ce ne fut pas toujours le cas. Du point de vue linguistique, ces «invasions» peuvent être décrites comme des phénomènes d'expansion linguistique où s'affrontèrent des langues au dynamisme variable. En 395, à la mort de l'empereur Théodose, l'Empire romain fut partagé en deux: l'Orient revint à Flavius Arcadius (395-408), l'Occident à Flavius Honorius (384-423). L'unité de l'Empire était définitivement brisée, alors que celui-ci était divisé entre l'Empire romain d'Occident et l'Empire romain d'Orient ( Après avoir vaincu les Ostrogoths, les Huns reprirent leur route vers l'ouest et s'attaquèrent aux Wisigoths, aux Burgondes, aux Alains, déclenchant ainsi des déplacements en cascades: Goths, Ostrogoths, Wisigoths, Vandales, Francs, Saxons, Burgondes, Alamans, etc., se butèrent les uns aux autres d'un coin à l'autre de l'Europe et se déversèrent sur l'Empire romain d'Occident. En 447, le roi des Huns, Attila (395-453), avait étendu son Empire de la mer Caspienne jusqu'en Gaule, après avoir mis l'Europe à feu et à sang et pillé l'Italie du Nord. Après sa mort, son Empire se disloqua et disparut, non sans avoir fait exploser toute l'Europe. On peut comparer les grandes invasions des IVe et Ve siècles à un jeu de billard: la première bille (les Huns) dispersa le système en place et chaque bille en repoussa une autre. Il en fut de même avec les tribus germaniques qui, poussées par l’est, partaient vers l'ouest, contraignant ainsi le voisin à quitter son pays. À la fin du Ve siècle, l'Empire romain d'Occident avait disparu, laissant la place à la fondation de nombreux empires germaniques. On peut consulter une grande carte illustrant l'implantation en l'an 480 des empires germaniques en Europe de l'Ouest. Pour sa part, l'Empire romain d'Orient devait survivre jusqu'en 1453. 4.2 Les suites de l'effondrement de l'Empire romain d'Occident En Occident, les Ostrogoths s'installèrent en Italie, en Sardaigne et dans ce qui est aujourd'hui le Monténégro et la Serbie; les Wisigoths occupèrent l'Espagne et le sud de la France; les Francs prirent le nord de la France et de la Germanie; les Angles et les Saxons traversèrent en Grande-Bretagne après avoir chassé les Celtes en Armorique (Bretagne); les Burgondes envahirent le centre-ouest de la France (Bourgogne, Savoie et Suisse romande actuelle); les Alamans furent refoulés en Helvétie, les Suèves en Galice, alors que les Vandales conquirent les côtes du nord de l'Afrique et se rendirent maîtres de la mer par l'occupation des Baléares, de la Corse et de la Sardaigne. En cette fin du Ve siècle, l'Empire romain d'Occident se trouvait morcelé en une dizaine de grands royaumes germaniques. Mais la plupart de ces royaumes ne purent constituer d'États durables, à l'exception de ceux des Francs et des Anglo-Saxons. Quoi qu'il en soit, ces invasions germaniques ont contribué à bâtir l'Europe moderne, notamment en raison de certains rois francs, dont Clovis, qui allait fonder le Royaume franc et imposer le catholicisme, ainsi que Charles Ier des Carolingiens, mieux connu sous le nom de Charlemagne. En Orient, les peuples hellénisés par les Romains furent balayés par les Goths, les Vandales, les Arabes et les Turcs. La langue grecque ne fut maintenue que dans son foyer d'origine: la Grèce aux montagnes arides et aux archipels isolés, mais elle continua comme langue officielle de l'Église orthodoxe dans l'Empire romain d'Orient. Sur le continent africain, le passage des Vandales et surtout des Arabes est venu à bout des populations latinisées qui se sont islamisées et arabisées. En 550, le christianisme byzantin marqua ses différences avec la religion du pape de Rome, en fondant la religion orthodoxe. 4.3 Le morcellement du latin Du point de vue linguistique, l'effondrement de l'Empire romain d'Occident accéléra le processus de morcellement du latin parlé ou vulgaire (populaire) amorcé dès le IIe siècle. Les communications avec l'Italie étant coupées, les échanges commerciaux périclitèrent, les routes devinrent peu sûres, les écoles disparurent, le tout entraînant une économie de subsistance rurale et fermée sur elle-même. Si bien qu'au VIIe siècle la situation linguistique était extrêmement complexe dans l’ancienne Gaule romaine :
Par ailleurs, au Ve siècle, de nouveaux immigrants étaient arrivés en Armorique (Bretagne): les Celtes des îles britanniques, contraints de quitter leur territoire en raison des pressions des Saxons, s'étaient réfugiés dans le nord-ouest de la Gaule. Profondément romanisés tout en ayant conservé leur langue celtique (le breton, sinon le gallois), les nouveaux arrivés devinrent rapidement alliés des Romains et surveillèrent les frontières en tant qu'«auxiliaires» (mercenaires). Ils implantèrent le breton en Armorique d'autant plus facilement que la région s'était fortement dépeuplée à cause de la désertification. Après la prise du pouvoir par les Francs, les «Bretons» demeurèrent toujours autonomistes. Mais la fragmentation des royaumes germaniques en Europe et l'absence de centralisation bureaucratique empêchèrent les vainqueurs germaniques d'imposer leur langue aux différentes populations conquises. Pourtant, par rapport à la population autochtone, les envahisseurs germaniques ont été encore plus nombreux que les Romains ne l'avaient été lors de la conquête des Gaules. Néanmoins, les peuples germaniques ont été linguistiquement assimilés par les Gallo-Romains. Les invasions des Ve et VIe siècles se soldèrent en effet par la romanisation (tant la latinisation que la christianisation) des paysans francs et wisigoths sur l'ensemble du territoire gallo-romain. Seule l'aristocratie franque continuera d'utiliser sa langue germanique jusqu'à l'avènement de Hugues Capet en 987. On peut expliquer ce phénomène par une certaine romanisation préalable chez les envahisseurs ou, du moins, des prédispositions à leur romanisation. Rappelons que le latin était une grande langue véhiculaire en Europe et que nombre de Germains devaient connaître cette langue seconde, surtout au sein des armées et des commerçants; d'autres étaient familiarisés à la langue latine véhiculaire en raison du commerce et des contacts avec les populations locales. Aussitôt installés en Gaule, les Germains ont adopté les systèmes administratif et fiscal romains, puis ils ne tardèrent pas à se christianiser, ce qui ne pouvait que favoriser la propagation du latin tel qu'il était parlé à l'époque. Étant donné que les Germains se sont retrouvés avec une population massivement latinisée, de telle sorte que, les mariages mixtes aidant, ils ont lentement perdu leur langue d'origine pour passer au latin parlé, le tout après une période de bilinguisme germano-latin. Une sorte de fusion s'est produite entre les Germains et les peuples romanisés: Gallo-Romains et Germains commencèrent à parler une autre langue qui n'était plus le latin, mais pas encore le français, le picard, le normand, l'artois, le champenois, l'orléanais, etc., ni l'italien, l'espagnol ou le catalan et leurs variétés, mais le roman (ou plus précisément le gallo-roman pour la France), c'est-à-dire une langue aux variantes infinies, selon qu'elle était parlée dans les différentes régions de la France du Nord (en pays franc) ou du Sud (en pays wisigoth ou burgonde), sinon de l'Italie (en pays ostrogoth), de la Suisse (en pays alaman), de l'Espagne (en pays wisigoth), du Portugal (en pays suève), des îles de la Méditerranée (en pays vandale), etc. Le latin des Romains a fini par disparaître dans le secteur central de l'ancien Empire romain (Bavière, Suisse, Autriche), en Illyrie (Albanie) et en Pannonie (Monténégro et Serbie), en Bretagne insulaire (Grande-Bretagne), en Armorique (Bretagne française) et en Afrique du Nord (éradiquée par la conquête arabe). Par contre, le latin parlé s'est maintenu de la péninsule ibérique jusqu'en Italie (et la Roumanie) en passant par la Gaule gallo-romaine, mais ce n'était plus le latin du Ier siècle qui était utilisé. Cette nouvelle langue latine se maintiendra jusqu'au VIe siècle de notre ère en se transformant sans cesse pour ne plus être du latin. Cela étant dit, jamais les Gallo-Romains ne se rendirent compte qu'ils ne parlaient plus le latin, alors devenu le «gallo-roman» (le "romanz"). Pour eux, c'était encore du latin, même s'ils avaient conscience de parler diverses variétés de «latin» selon les régions, notamment entre le Nord et le Sud.
Dans le cas particulier de la France du Nord, les langues issues du latin se modifièrent davantage qu'ailleurs (Occitanie, Italie, Espagne, Portugal, etc.) en raison des contacts fréquents avec les langues germaniques, notamment le francique, qui devint la langue de l'aristocratie franque. Par ailleurs, la latinisation des Germains en Gaule ne se fit jamais complètement, puisque la classe dirigeante continua d'utiliser sa langue (le francique), tout en étant bilingue. Ce n'est qu'en 987 que Hugues Capet deviendra le premier souverain de France à ne pas savoir s'exprimer en francique, mais en «françois». De plus, les nouveaux venus allaient amener avec eux tout un vocabulaire technique, politique et juridique, qui se greffera au latin parlé des populations locales. Ajoutons aussi que les Francs entraînèrent de nouvelles façons de prononcer le latin tardif, ce qui allait être hautement valorisé chez les Gallo-Romains.
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